mardi 12 décembre 2017

Procédure civile : le droit à la preuve et le procès équitable



Question : comment obtenir des éléments de preuve qui sont essentiels aux débats et à l'issue du litige mais qui sont détenus par la partie adverse qui refuse de les produire ?






La situation antérieure


La répartition de la charge de la preuve est fondée sur le principe énoncé à l'article 1353 du code civil (ancien article 1315) :
"Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver.
Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation"
.
Ce que l'on résume souvent par l'expression "pas de preuve, pas de droit".

Le litigant peut toutefois demander au juge d'ordonner à la partie adverse de produire l'élément de preuve qu'elle détient.

Mais, pendant longtemps, la Cour de cassation a estimé que « le juge dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour ordonner ou non la production d'un élément de preuve détenu par une partie et n'est pas tenu de s'expliquer sur une telle demande » (not. Civ. 2 2 décembre 2010 n° 09-17194 Bull. n° 198 – Civ. 2 16 octobre 2003 n° 01-13770 Bull. n° 307).

Le pouvoir discrétionnaire signifie que le juge n'a même pas à s'expliquer et il n'est même pas tenu de motiver sa décision.


La problématique

Il se peut qu'un élément essentiel à la solution du litige et au succès des prétentions d'une partie soit détenu par la partie adverse qui bien évidemment ne le produira sans y être contrainte.

Or, l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et du Citoyen énonce que le justiciable doit pouvoir bénéficier d'un "procès équitable".

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) comme la Cour de cassation estiment que, pour cela, le justiciable doit bénéficier d'un "accès concret et effectif" au juge.

Or, du point de vue du procès équitable, il revient au même d’être privé de l’accès au juge que de pouvoir le saisir mais d’être dans l’impossibilité de faire trancher la contestation car les éléments de preuve essentiels à la solution du litige sont détenus par la partie adverse.


La solution : le droit à la preuve

En se fondant sur l'article 6 de la CEDH, la Cour de cassation a reconnu le "droit à la preuve" dans une série de décisions qui ne cessent de s'étoffer.

Il est désormais constant que "le droit à la preuve peut justifier la production forcée d’un élément détenu par la partie adverse dès lors qu’il est essentiel à la solution du litige, quand bien même il pourrait en résulter une atteinte à une liberté fondamentale comme la vie privée, le secret des correspondances, le secret des affaires ... pour autant que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi" 
(Civ.1 20 septembre 2017, nº 16-13082 – Civ.1 5 juillet 2017, nº 16-22183, Bull. en cours – Civ.1 22 juin 2017, nº 15-27845, Bull. en cours – Soc. 16 novembre 2016 pourvoi nº 15-17163 – Soc. 9 novembre 2016 nº 15-10203 Bull. en cours – Civ.1 25 février 2016, nº 15-12403, Bull. en cours FS-PBI D. 2016 p. 884 avis J.-C. Saint-Pau).
Dans l’arrêt du 5 juillet 2017, il s’agissait d’un constat d’huissier sur les données d’un ordinateur d’un avocat concernant sa clientèle (nº 16-22183),

Dans l’arrêt du 22 juin 2017, il s’agissait d’une demande d’expertise sur un fichier client de la partie adverse (nº 15-27845), 

Dans l’arrêt du 16 novembre 2016, il s’agissait des documents détenus par l'employeur relatifs à la rémunération des autres VRP de la société (nº 15-17163), 

Dans l’arrêt du 9 novembre 2016, il était question de photocopies et de photographies effectuées par des délégués du personnel à l’insu de l'employeur à partir de documents appartenant à ce dernier, notamment des contrats de travail et des bulletins de salaire (n° 15-10203) 

Et, tour à tour, la cour régulatrice admet la possibilité de la production de ces éléments de preuve aux conditions suivantes :
- « en recherchant si la production litigieuse n'était pas indispensable à l'exercice du droit à la preuve et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence » (Civ.1 5 juillet 2017, nº 16-22183, Bull. en cours),

- « en recherchant, si cette mesure d'instruction, confiée à un tiers soumis au secret professionnel, n'était pas proportionnée au droit des sociétés Allianz d'établir la preuve d'actes de concurrence interdite ou déloyale attribués à l'agent général et à la préservation des secrets d'affaires des sociétés GAN » (Civ.1 22 juin 2017, nº 15-27845, Bull. en cours)

- « en vérifiant si les mesures demandées étaient nécessaires à l'exercice du droit à la preuve de la partie qui les sollicitait et ne portaient pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie personnelle des salariés concernés » (Soc. 16 novembre 2016 pourvoi nº 15-17163),

- « le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi » (Soc. 9 novembre 2016 Bull. en cours pourvoi nº 15-10203).
Conclusion

1 - lorsqu'un élément de preuve, essentiel à la solution du litige, est détenu par une partie, l'autre partie peut solliciter du juge sa production forcée sur le fondement de l'article 6 de la CEDH et l'exigence du "procès équitable"

2 - le juge doit alors opérer un contrôle de proportionnalité pour déterminer si l'atteinte aux libertés fondamentales de la partie qui détient l'élément de preuve n'est pas trop important au regard du droit de l'autre partie de pouvoir faire trancher sa prétention juridique par le juge


Conséquences

Les implications d'une telle solution en droit du travail sont importantes et nécessitent encore d'être explorées (et surtout d'être plaidées).

Par exemple, en matière d'inégalité de traitement, en matière de discrimination dans l'évolution de la carrière, le salarié ne dispose pas des éléments de preuve qui permettent de constater cette inégalité de traitement ou d'évolution de carrière - car ces éléments de preuve sont détenus par l'employeur, mais le salarié peut utilement invoquer le droit à la preuve pour obtenir la production forcée de ces éléments pour autant qu'il parvienne à convaincre que le juge. 


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