mercredi 2 juin 2021

L'état pathologique préexistant en droit de la sécurité sociale et en droit de la responsabilité civile délictuelle



 Plan : 

  1. L’état pathologique préexistant en droit de la sécurité sociale 

  2. l’EPP en droit de la responsabilité civile délictuelle

  3. Sa délicate appréciation dans le cadre de l’aggravation de l’incapacité permanente            


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  1. - En droit de la sécurité sociale


A propos « des multiples problèmes soulevés par l’aggravation, du fait d’un accident du travail, d’un état pathologique préexistant d’origine non professionnelle », le Professeur Dupeyroux écrivait « qu’ils comptent parmi les plus obscurs, les plus ingrats, les plus décourageants de tous ceux que suscite l’application du droit de la sécurité sociale, parmi les plus intéressants aussi » (J.J. Dupeyroux « Le déclin de la présomption d’imputabilité » Dalloz 1971 chronique XI p.81).


Désormais, la jurisprudence récente de la Cour de cassation est désormais parfaitement claire.


L’état pathologique préexistant permet d’écarter la présomption d’imputabilité :


– lorsque la lésion est « la manifestation spontanée d’un état pathologique préexistant » et qu’elle n’a donc « pas pu être provoquée par les conditions de travail » de la victime (Civ. 2, 20 septembre 2018, n° 17-21.762 – déjà Soc., 21 novembre 1996, n° 94-18.127)


– lorsque « l’état pathologique antérieur exclut totalement le rôle causal du travail dans l’accident » (Civ. 2, 4 avril 2013, n° 12-13.756 Civ. 2, 12 mai 2011, n° 10-15.727 Civ. 2, 5 juillet 2005, n° 03-30.641)


« lorsque les lésions ont exclusivement pour origine un état pathologique préexistant » (Civ. 2, 29 novembre 2012, n° 11-26.000 Civ. 2, 6 mai 2010, n° 09-13.318 Civ. 2, 6 avril 2004, n° 02-31.182 – déjà Soc., 18 juillet 1996, n° 94-20.769 Soc., 9 mars 1995, n° 92-21.646 Soc., 2 décembre 1993, n° 91-14.981 Soc., 4 novembre 1993, n° 90-21.984 Soc., 12 octobre 1983, n° 82-13.787, au Bull.)


Réciproquement, la présomption d’imputabilité s’applique :


– si la lésion est apparue au temps et lieu de travail et « il importe peu qu’une pathologie préexistante ait pu jouer un rôle dans l’accident » (Civ. 2, 9 mai 2018, n° 17-17.730 Civ. 2, 2 mars 2004, n° 02-31.105).


« si les lésions n’ont pas pour cause exclusive l’évolution spontanée d’un état pathologique antérieur, mais qu’elles avaient aussi leur source dans l’accident du travail, il en résulte que la présomption d’imputabilité n’était pas détruite » (Civ. 2, 1 décembre 2011, n° 10-21.919)


« la relation de causalité entre l’accident et la lésion à l’origine des arrêts de travail et entre l’accident et la totalité de l’incapacité de travail reste suffisante même lorsque l’accident a seulement précipité l’évolution ou l’aggravation d’un état pathologique antérieur » – il s’ensuit que la présomption d’imputabilité ne peut être écartée que s’il est démontré « que l’accident n’a joué aucun rôle dans l’évolution ou l’aggravation de cet état antérieur ou que cette évolution est complètement détachable de l’accident » (Civ. 2, 28 avril 2011, n° 10-15.835 – déjà Civ. 2, 5 juin 2008, n° 07-14.150 Civ. 2, 14 mars 2007, n° 05-21.090 Civ. 2, 20 juin 2019, n° 18-20.431)


– seule une « cause totalement étrangère au travail peut écarter la présomption d’imputabilité » (Civ. 2, 4 avril 2018, n° 17-15.785 Civ. 2, 6 juillet 2017, n° 16-22.114) et l’existence d’un état pathologique préexistant ne constitue pas, en lui-même, une cause totalement étrangère au travail (Civ. 2, 29 novembre 2012, n° 11-26.569 Civ. 2, 10 avril 2008, n° 06-12.885)


Pour synthétiser, au stade de la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident, la présomption d’imputabilité est écartée et l’on fait abstraction du fait que la lésion est survenue au lieu et temps de travail, s’ il est établi qu’elle a pour cause exclusive un état pathologique préexistant et que les conditions de travail ne sont donc en rien dans la survenance de cette lésion.


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  1. - En droit de la responsabilité civile délictuelle

            

Cette problématique de l’état pathologique préexistant qui est effectivement apparue en droit de la sécurité sociale, se retrouve dans le contentieux actuel de la réparation intégrale du préjudice.


Il est ainsi constant que « le droit de la victime à obtenir l'indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d'une prédisposition pathologique lorsque l'affection qui en est issue n'a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable » (Civ. 2, 3 mai 2018, n° 17-14.985 Civ. 1, 22 novembre 2017, n° 16-24.719 Civ. 2, 29 septembre 2016, n° 15-24.541 Civ. 2, 19 mai 2016, n° 15-18.784, au Bull. Civ. 2, 14 avril 2016, n° 14-27.980 Civ. 2, 27 mars 2014, n° 12-22.339 Civ. 2, 6 février 2014, n° 13-11.074 Crim., 11 janvier 2011, n° 10-81.716 Civ. 2, 8 juillet 2010, n° 09-67.592 Civ. 1, 28 janvier 2010, n° 08-20.571 Civ. 2, 10 novembre 2009, n° 08-16.920, au Bull. Civ. 2, 12 juillet 2007, n° 06-13.455 Civ. 2, 13 juillet 2006, n° 04-19.380 Civ. 2, 10 juin 1999, n° 97-20.028, Bull. n° 116).


La solution a été rappelée pour une sciatique :


« Vu l'article 1382 du code civil ;

Attendu que le droit de la victime à obtenir l'indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d'une prédisposition pathologique lorsque l'affection qui en est issue n'a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable ;

Attendu que pour arrêter à une certaine somme l'indemnité réparant le préjudice soumis à recours, l'arrêt énonce que le troisième moyen avancé par M. X... tient à la prétendue minoration du taux d'incapacité permanente partielle par rapport à celui indiqué par M. Z..., neurologue hospitalier ; que cependant, il convient de souligner que précisément sur ce point les deux experts judiciaires parviennent aux mêmes conclusions ; qu'en particulier ils prennent en considération un état antérieur ; que l'autre expert précise à ce sujet qu' "on peut dire que la moelle subissait avant l'accident une strangulation, à la fois par la discarthrose antérieure C6C7 et par l'uncarthrose postérieure C4C5 sur un canal cervical rétréci avec bloc fonctionnel constitutionnel C5C6 ; qu'aussi les deux experts en tiennent-ils compte dans la fixation à 30 % du taux d'incapacité permanente partielle ; que la cour d'appel retiendra le même taux ;

Qu'en se prononçant ainsi, en prenant en considération, pour fixer le taux de l'incapacité permanente partielle à 30 %, une pathologie préexistante à l'accident, sans pour autant constater que, dès avant le jour de l'accident les effets néfastes de cette pathologie s'étaient déjà révélés, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard du texte susvisé » (Civ. 2, 12 juillet 2007, n° 06-13.455)


Le principe permet la censure des arrêts qui :


« en prenant ainsi en considération une pathologie préexistante aux agressions pour limiter l'indemnisation du préjudice corporel de Mme F..., alors qu'il ne résultait pas de ses constatations que, dès avant celles-ci, les effets néfastes de cette pathologie s'étaient déjà révélés, la cour d'appel a violé le principe susvisé » (préc. n° 17-14.985)


« en se déterminant ainsi, sans constater que les effets néfastes de la valvulopathie mitrale s'étaient révélés avant l'exposition au Mediator ou se seraient manifestés de manière certaine indépendamment de la prise de Mediator, la cour d'appel a privé sa décision de base légale » (n° 16-24.719)


« en se prononçant ainsi, en prenant en considération une pathologie préexistante à l'accident pour rejeter la demande d'indemnisation de la perte de gains professionnels futurs, sans pour autant rechercher si les effets néfastes de cette pathologie s'étaient déjà révélés avant la date de l'accident, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés » (n° 15-18.784, au Bull. et n° 15-24.541 14-27.980)


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  1. - l’état pathologique préexistant et l’aggravation de l’incapacité permanente


[Les développements qui suivent sont une analyse personnelle]


La rente versée à la victime d’un accident du travail qui est fonction du taux d’incapacité préalablement été reconnu, « indemnise les pertes de gains professionnels » (Civ. 2, 23 octobre 2008, n° 07-18.819, au Bull. Civ. 2, 7 mars 2019, n° 18-10.777 Civ. 2, 7 mars 2019, n° 18-10.776Civ. 2, 20 décembre 2018, n° 17-29.023 Civ. 2, 5 juillet 2018, n° 17-21.554 Civ. 2, 24 mai 2018, n° 17-18.980 Civ. 2, 25 janvier 2018, n° 17-10.299 Civ. 2, 16 juin 2016, n° 15-18.592 Civ. 2, 16 juin 2016, n° 15-16.247 Civ. 2, 26 mai 2016, n° 15-18.591 Civ. 2, 31 mars 2016, n° 15-14.265 Civ. 2, 31 mars 2016, n° 14-30.015, au Bull. Ch. mixte, 9 janvier 2015, n° 13-12.310, au Bull.Civ. 2, 28 février 2013, n° 11-21.015, au Bull. Civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-15.393, au Bull. Civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-10.308, au Bull. Civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-14.594, au Bull. Civ. 2, 22 octobre 2009, n° 07-20.419, au Bull. Civ. 2, 22 octobre 2009, n° 08-19.628, au Bull. Civ. 2, 8 octobre 2009, n° 08-17.884, au Bull. Civ. 2, 11 juin 2009, n° 07-21.768, au Bull. Civ. 2, 11 juin 2009, n° 08-17.581, au Bull. Civ. 2, 11 juin 2009, n° 08-16.089, au Bull. Civ. 2, 23 octobre 2008, n° 07-18.819, au Bull.).


Par conséquent, ce que la Cour de cassation retient en matière de réparation intégrale du préjudice, concernant la perte de gains professionnels, elle ne peut pas s’en départir concernant le taux d’incapacité et la rente qui est versée à la victime d’un accident du travail qui indemnise, elle aussi, bien que forfaitairement, la perte de gains professionnels – comme elle le reconnaît d’ailleurs depuis 1961 (préc. n° 60-12.521, Bull. n° 739).


En cas d’aggravation de son état de santé, la révision du taux d’incapacité de la victime ne saurait être tenue échec en raison d'une prédisposition pathologique lorsque l'affection qui en est issue n'a été provoquée ou révélée que par l'accident du travail.


La solution paraît relever du bon sens (enfin il me semble).


En l’absence de l'accident – d’origine professionnelle ou de la vie courante, c’est indifférent – rien n’établit que l’état pathologique préexistant se serait révélé :


« si la victime présentait un canal médullaire étroit, cet état antérieur n'avait pas généré de pathologie et aurait pu ne jamais en générer aucune » (Civ. 1, 9 janvier 2019, n° 17-19.433)


« la coxarthrose, jusque là débutante et silencieuse, n'a été révélée que par l'accident et, en l'absence de celui-ci, la pose d'une prothèse n'aurait pas eu lieu dans un délai prévisible » (égal. préc. n° 10-81.716)


En cas d’aggravation de l’incapacité résultant de l'accident du travail, il est impossible de faire abstraction de cet accident et de considérer que la dégradation de l’état de santé est entièrement attribuable à un état pathologique préexistant, puisque cet état pathologique ne s’était jamais révélé auparavant et qu’il ne se serait peut-être jamais révélé sans la survenance de cet accident.